My Lady Nicotine,
J.M. Barrie
Avant-propos
Chapitre 1
Des mérites comparés du mariage et du tabac
Voici les circonstances qui m’ont conduit à cesser de fumer.
J’étais un simple célibataire, glissant vers ce
que je considère aujourd’hui comme la tragédie de l’âge mûr. Je
m’étais à ce point habitué à la fumée qui sortait de ma bouche que
je me sentais incomplet sans elle ; en fait, vint même un temps où
je pouvais me retenir de fumer lorsque je ne faisais rien d’autre,
mais cela m’était difficile pendant les heures de labeur. Mettre de
côté ma pipe, c’était bientôt me condamner à tourner autour de la
table, en proie à l’agitation. Aucun mendiant aveugle ne fut jamais
plus abjectement guidé par son chien, aucun n’aurait plus répugné à
couper la laisse.
Je me sens beaucoup mieux sans tabac, et
j’éprouve déjà certaines difficultés à sympathiser avec celui que je
fus. Le rappeler même, pour ainsi dire, et l’observer sans préjugés
est une tâche délicate, car nous oublions nos anciennes
personnalités que nous avons reniées comme nous oublions une rue qui
vient d’être rebâtie. L’esclave libéré tremble-t-il toujours au
sifflement du fouet ? Je ne le crois pas, car je ne me souviens que
faiblement, et sans grande souffrance, des horreurs de mes jours de
tabagisme.
Certaines nuits, je me réveillais avec une
douleur à la poitrine qui me contraignait à retenir mon souffle. Je
n’osais pas bouger. Au bout de dix minutes de terreur, peut-être, je
modifiais ma position, pouce par pouce. Plus rarement, je ressentais
ce coup de poignard le jour et craignais de mourir tandis que mes
amis me parlaient. Je n’ai jamais évoqué ces expériences devant un
aucun être humain ; en effet, bien qu’un homme de médecine comptât
au nombre de mes compagnons, je le trompai habilement lors des rares
occasions où il m’interrogea sur ma consommation hebdomadaire de
tabac. Souvent, dans le noir, non seulement je faisais vœu de
renoncer au tabac mais me demandais pourquoi j’y tenais tant. Le
lendemain matin, juste après le petit-déjeuner, je m’emparais de ma
pipe sans le moindre scrupule. À la fin, tout en résolvant de me
départir de cette habitude, je savais que j’aurais mieux fait
d’essayer de dormir. J’avais mille manières subtiles de tricher avec
moi-même, car il me devenait fort désagréable de savoir combien
d’onces de tabac je fumais chaque semaine. Souvent, je fumais des
cigarettes pour réduire le nombre de mes cigares.
D’un autre côté, hormis ces vives douleurs, je
me portais à merveille. Je mangeais d’aussi bon appétit
qu’aujourd’hui, travaillais avec autant d’allégresse et certainement
plus d’ardeur. Dans une moindre mesure, je crois, j’avais éprouvé
les mêmes souffrances dans mon enfance, avant de fumer, et elles ne
me sont pas encore tout à fait étrangères aujourd’hui. Elles étaient
plus fréquentes lorsque je fumais, mais je n’ai aucune autre raison
d’en rendre le tabac responsable. Il est possible qu’un médecin
d’ailleurs, fumeur lui aussi, les eût raillées. Néanmoins,
j’allumais ma pipe, et ensuite, si je puis m’exprimer ainsi, je les
épiais. Au premier signe annonciateur, je reposais ma pipe et
cessais de fumer… jusqu’à ce qu’elles se dissipassent.
Je ne voulais point admettre, que, une fois sûr
qu’il me nuisait, j’eus été incapable, sans aide, de renoncer au
tabac. Nonobstant, je répugnais à m’en assurer. J’aimerais pouvoir
prétendre que j’ai cessé de fumer parce j’y voyais une forme
d’esclavage avilissant, condamnable pour raisons morales tout autant
que physiques ; néanmoins, bien que je voie aujourd’hui clairement
toute la folie du tabac, j’y restai aveugle quelques mois encore
après avoir fumé ma dernière pipe. J’avais renoncé à mon plus
merveilleux délice – c’est ainsi que je le concevais – pour une
seule et unique raison : la jeune femme qui était prête à se jeter
dans mes bras exigeait que je choisisse entre elle et lui. Cela
différa notre mariage de six mois.
J’en suis aujourd’hui parvenu, comme ceux qui
liront ce livre s’en apercevront, à regarder le tabac avec les yeux
de mon épouse. Mes vieux amis célibataires me reprochent de ne pas
les laisser fumer à la maison, mais je me tiens toujours prêt à
expliquer ma position et n’éprouve aucune once de pitié envers eux.
Si je ne peux pas fumer ici, eux non plus ! Lorsque je leur rends
visite à la vieille auberge, ils prennent une piètre revanche en me
soufflant leurs ronds de fumée à la figure, ou peu s’en faut. Une
telle ambition est la plus ignominieuse que l’homme connaisse.
Autrefois, j’étais membre d’un club de fumeurs, où nous nous
exercions à faire des ronds de fumée. Le meilleur recevait pour prix
une boîte de cigares à la fin de l’année. C’était le bon temps. J’y
pense souvent avec nostalgie. Nous nous retrouvions dans un
confortable salon, près du Strand. Comme il reste vif dans mon
souvenir : il y traînait un peu partout de vieux indicateurs de
chemin de fer avec lesquels nous pouvions allumer nos pipes.
Certains avaient des pipes en terre, mais pour l’Arcadie[1],
j’estimais que rien ne valait la bruyère. La mienne était la plus
douce que j’eusse jamais connue. Il me paraît étrange aujourd’hui,
d’évoquer un temps où une pipe semblait être ma meilleure amie.
Je baigne aujourd’hui dans un tel bonheur que
je ne peux y repenser sans me demander pourquoi j’ai tant hésité à
m’y aventurer. Nous avons choisi notre maison alors que je
prétendais toujours qu’il serait dangereux de cesser de fumer
brusquement. À cette époque, mon idéal de vie maritale n’était pas
ce qu’il est maintenant, et je me rappelle que Jimmy m’incitait à
prendre cette maison car la grande pièce du haut, avec ses trois
fenêtres, était l’incarnation du paradis des fumeurs. Il nous
décrivait, lui et moi, là haut, en été, soufflant des ronds de
fumée, en bras de chemise, les pieds à la fenêtre ; il prétendait
également que le réduit du fond, face à au mur, ferait un parfait
salon pour mon épouse. Sur le moment, son enthousiasme m’exalta,
mais je comprends à présent à quel point son raisonnement était
égoïste ; je revois encore le visage de Jimmy lors de sa première
visite lorsqu’il découvrit que nous n’y avions pas installé le
salon. Jimmy est un beau spécimen d’homme, non sans quelques
éléments détériorés par sa dévotion à la pipe. Aujourd’hui encore,
il est persuadé que les vases de manteaux de cheminés ne sont là que
pour qu’on y range les allume-pipes. Nous sommes presque certains,
que, lorsqu’il séjourne chez nous, il fume dans sa chambre, odieuse
habitude que je ne saurais tolérer.
Deux cigares par jour, à neuf pence pièce, cela
représente 27 livres, 7 shillings, six pence par an, et quatre onces
de tabac par semaine à neuf shillings la livre, reviennent à 5
livres 17 shillings annuels. Ce qui donne en tout 33 livres, 4
shillings, 6 pence. Lorsque nous calculons ainsi le coût du tabac,
nous sommes tout naturellement effarés, et notre extravagance nous
choque d’autant plus que tout cet argent aurait pu être dépensé de
manière beaucoup plus satisfaisante. Avec 33 £ 4s 6p, on peut
acheter un tapis oriental neuf pour le salon, ainsi qu’un chapeau de
soleil et une jolie robe. Ce sont là des choses qui offrent un
plaisir durable, alors qu’un cigare perd tout intérêt, une fois le
mégot jeté. À en juger par moi-même, je dirais que c’est cette
carence de pensée plutôt que l’égoïsme qui transforme en gros
fumeurs tant de célibataires. Une fois marié, l’homme s’ouvre à bien
des choses auxquelles il restait insensible auparavant, comme les
délices d’ajouter un nouveau meuble au salon tous les mois et
d’avoir une chambre rose et or, dont la porte est toujours fermée.
Si les hommes songeaient seulement que chaque cigare pourrait
acheter un morceau d’un nouveau tabouret de piano en velours ocre,
et qu’avec chaque livre de tabac, s’envole un vase où fleuriraient
de défunts géraniums, ils ne manqueraient pas d’hésiter. Pourtant,
ils n’y pensent pas avant le mariage, et y sont contraints ensuite.
Quant à moi, je ne vois pas pourquoi les célibataires pourraient
fumer tout leur saoul alors que nous en sommes empêchés.
La simple odeur du tabac est abominable, car
elle imprègne à jamais les rideaux, et on trouve peu de plaisir à
l’existence lorsque les rideaux empestent. Quant au cigare après
dîner, il ne fait que vous assoupir et vous engourdir, si bien que
vous êtes peu porté à la compagnie des dames. Après le dîner, il est
bien plus agréable de se rendre aussitôt au salon et de finir la
soirée en écoutant un peu de musique. Quel repos pour l’esprit que
d’entendre la nièce de votre épouse chanter « Oh, that we two were
maying…[2] » ! Même si, comme moi, vous n’avez point l’oreille
musicale, le salon vous offrira néanmoins de quoi vous rafraîchir
l’esprit. Les éventails japonais sur les murs, de pures merveilles,
vous raviront même si vos goûts artistiques ne sont pas suffisamment
éduqués pour que vous sachiez les apprécier autrement que par
ouï-dire ; vous serez rempli de joie à l’idée que l’argent qui
permis d’acquérir de tels chefs-d’œuvre aurait été autrefois
dilapidé en boîtes de cigares. De même, chaque babiole vous
rappellera que vous êtes à présent un homme beaucoup plus sage
qu’hier. Il est même gratifiant, en été, de regarder par la fenêtre
et de voir passer les chauffeurs de taxi, cigare au bec. Et
pourtant, si la loi ne dépendait que de moi, j’interdirais aux
hommes de fumer dans la rue. S’ils sont mariés, ils fument les
pare-feu et les manteaux de cheminée de la chambre rose et or. S’ils
sont célibataires ce serait un scandale qu’ils puissent seuls
profiter des bonnes choses.
Rien n’est plus pitoyable que la manière dont
certains hommes de ma connaissance se rendent esclaves du tabac. Pis
encore, ils en idolâtrent un certain type. Je connais quelqu’un qui
juge un mélange à ce point supérieur qu’il parcourrait trois lieues
pour s’en procurer. C’est pourtant un mélange qui n’en vaut pas la
peine, car j’eus parfois l’occasion de l’essayer ; et s’il y a un
Londonien amateur de tabac, c’est bien moi. Un seul mélange à
Londres mérite le qualificatif de sublime. Je ne dirai pas où on
peut l’obtenir, car, en conséquence, bien des nigauds fumeraient
plus que jamais ; mais je n’ai jamais rien goûté de comparable.
D’une douceur délicieuse, et pourtant riche de fragrances, il ne
brûle jamais la langue. Il rafraîchit les idées et adoucit le
caractère. Quand je partais en vacances, où que ce soit, j’emportais
toujours autant de cet élixir de santé qu’il m’en fallait pour la
durée de mon séjour, mais je finissais toujours par me trouver à
court. Je télégraphiais à Londres pour qu’on m’en envoyât d’autre,
et me sentais misérable tant qu’il n’était pas arrivé. Comme
j’arrachais le couvercle de la boîte ! Enfin un tabac qui méritait
qu’on vive pour lui. Mais je me porte mieux sans.
Parfois, je me sens encore un peu déprimé après
dîner, sans savoir pourquoi et, si mon épouse m’a quitté, je tourne
en rond en proie à l’agitation, comme s’il me manquait quelque
chose. En général, cependant, elle m’invite à la suivre au salon, et
lit à voix haute les longues lettres ravissantes de sa famille ou me
joue du piano. Si la musique est douce et triste, elle m’emporte
dans une auberge, au pied d’un escalier que je monte allègrement ;
j’ouvre une lourde porte du dernier étage, et allume la lumière.
C’est une petite pièce, toute poussiéreuse, dans laquelle je me
retrouve, une fois de plus. Une pile de journaux et de magazines
s’entassent aussi haut que la table dans le coin opposé à la porte.
Le fauteuil canné a gardé l’empreinte du dos de Marriot. Ce qui
reste, après avoir servi à allumer le feu, d’une photographie
encadrée, gît sur le tapis, devant la cheminée. Gilray entre, sans
qu’on l’en ait prié. Il a laissé des consignes pour que ses invités
le rejoignent ici. La pièce se remplit. Mes mains se promènent sur
le manteau de la cheminée, à la recherche d’un pot marron. Je le
coince entre mes genoux, je bourre ma pipe…
Au bout d’un moment, la musique cesse, mon
épouse me pose la main sur l’épaule. Je sursaute légèrement
peut-être, elle me dit que je me suis endormi. Voici le livre de mes
rêves.
[1]
Bien qu’il soit possible de se procurer – difficilement
– un mélange nommé Arcadia sans doute nommé d’après ce
texte, celui-ci n’a rien à voir avec le fameux tabac
dont il est question ici qu’on ne trouve que dans la
célèbre boutique dont on nous tait l’adresse.
(NdT).
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